Les Gélules
Auteur :
Koyomi
Genre : Bizarre… TRES
bizarre…
Source :
Aucune
Couples :
aucun
La ville est noire, la ville est grise. Le brouillard forme
une épaisse nappe blafarde, confondant humains et objets en une même catégorie
unique de formes. Les seules masses qui se distinguent de cette purée sont
celles, carrées, des maisons. Encore qu’on ne peut pas véritablement qualifier
ça de maisons, tout juste des cubes de quelques mètres carrés où s’entassent des
dizaines de personnes, dans le froid et la saleté.
Heureusement pour ceux qui vivent là, ils ont subis
l’opération de naissance. Heureusement pour eux, ils n’ont pas les moyens de
s’acheter des Gélules de sentiments, car c’est à se demander comment ils
survivraient à une brutale prise de conscience de leur condition.
La ville est noire, la ville est morte. Ici, personne après
6h30 le matin, personne avant 20h30 le soir. Les enfants les plus jeunes sont à
l’intérieur, les autres habitants de la partie basse travaillent. Le silence est
de règle, de toutes façons, qu’auraient-ils à dire ? On ne discute pas.
Certains Citoyens croient même que les habitants d’en bas sont muets, ou au
moins tellement dégénérés qu’ils ont perdu l’usage de la parole. Bien sûr, c’est
faux, c’est juste que les habitants n’ont aucune raison
de se servir de leur appendice vocal.
Se distingue pourtant une légère rumeur, celle qui provient
de la partie haute de la Métropole, la partie riche, point coloré au loin,
protégé des quartiers pauvres par l’immense dôme. Soit qu’ils craignent la
maladie, soit qu’ils craignent la pauvreté. Il faudrait leur dire que ce n’est
pas contagieux. Mais peut-être est-ce tout simplement pour s’épargner la vue des
pauvres hères en haillons qui se rendent à l’usine en longues files
silencieuses.
Parfois, des adolescents viennent de la Cité avec un véhicule
et des armes. Ils tuent quelques personnes, emmènent quelques filles puis
reviennent déposer les corps mutilés, quand ils ne se contentent pas de la
balancer du véhicule. Et pourtant, eux ont accès aux Gélules.
Parfois, c’est la Milice qui vient, mais le résultat est le
même, juste plus de morts. Mais ce n’est pas bien grave, dix de plus ou de
moins…
Il y a même des fois où certains habitants se jettent
volontairement dans le chemin d’un Milicien ou d’un Citoyen. On parle alors de
réminiscence, même si on ne sait pas ce que ça veut dire. Les Miliciens les
désignent de cette façon, alors les habitants d’en bas font
aussi.
Et c’est ainsi.
Le dôme est loin, surface colorée impalpable, parcourue de
longs frissons électriques. A l’intérieur s’étend la Cité. La vraie, la seule,
celle qui constitue le centre vivant de la Métropole. C’est coloré, c’est
vivant, ça grouille telle une fourmilière de l’ancien temps, quand les espèces
vivantes de la Terre ne se limitaient pas à celles que les humains avaient
acceptés à l’intérieur de leurs villes protégées de l’air vicié du
Dehors.
Les Maisons sont hautes, larges, individuelles. Chacune
contient tout au plus six ou sept personnes, mais les plus larges sont souvent
celles dont les occupants sont deux, voir un. Elles sont colorées, ou alors
blanches, mais rarement de couleurs foncées, tout simplement parce que cela
coûte moins cher en entretien et que le but est d’afficher sa
richesse.
Les rues sont animées, remplies. Les gens se croisent, se
rencontrent, se bousculent parfois. Les véhicules passent lentement,
silencieuses évolutions technologiques. Il y a de la musique à tous les coins de
rue, pas forcément jolie, mais au moins entraînante. Jamais de mélodies
mélancoliques ou de sons discordants, on évite tout stress aux Citoyens. Après
tout, ce sont eux les propriétaires, ce sont eux qui font rentrer de l’argent en
achetant ces Gélules si chères.
Au centre de la Cité est une immense bâtisse, moitié demeure
et moitié palais. Là réside la Famille, celle qui possède toutes les parts
d’Eden, l’entreprise productrice de Gélules. Ils sont immensément riches et en
vertu de cela, on ne les aperçoit que rarement.
Plus loin, pas beaucoup mais un petit peu, tout de même, a
été construit le CC. Le Centre Commercial est immense, constitué de centaines de
boutiques diverses et surtout, surtout de l’unique boutique de Gélules de la
Cité. Le CC est un modèle de l’architecture moderne. Tout ici est en courbe et
en couleurs, les longs tubes colorés s’échappant d’une boutique pour en
rejoindre une autre. Les arrêtes des murs des boutiques elles-mêmes ont été
adoucies au maximum, pour ne pas choquer l’œil délicat des Citoyens. Eviter tout
stress.
La boutique de Gélules n’est pas vraiment grande, mais elle
n’est pas petite non plus. La vendeuse est une femme superbe, avec de longues
jambes fines et une taille tout aussi mince. C’est en partie pour cela qu’elle a
été choisie. Eviter tout stress.
Elle repose d’ailleurs son micrordi. Elle sait que si un
client entre et la surprend, il s’empressera de dénoncer à ses supérieurs son
manque de professionnalisme.
D’ailleurs, la porte s’ouvre et la vendeuse s’agite, fébrile,
prête à servir sur un plateau en or ce professionnalisme froid et distant, dénué
de tout sentiment, qu’on exige d’elle.
Elle aperçoit enfin la figure de son client entre les
rayonnages et se détend, sachant
qu’il ne s’agit pas de vendre. Elle a reconnu le fils du directeur de l’usine
Eden, elle sait qu’il n’a pas besoin d’acheter les Gélules. Ce n’est pas tous
les jours qu’on le voit ici, songe-t-elle avant de se replonger dans ses
comptes. Elle a droit à une prime de 1,5% sur le bénéfice mensuel, alors elle
fait bien attention. Pour ces deux raisons, elle est très surprise lorsque, en
relevant les yeux, elle rencontre le regard du fils. Ensuite, ses yeux plongent
vers les mains de celui-ci, et remarque avec stupéfaction qu’il tient deux
paquets de dix Gélules Extra, celles qui durent un mois chacune et qui coûtent
une fortune.
Néanmoins, elle annonce le prix – cela lui fera toujours un
peu plus sur sa prime – s’attend presque à le voir reculer sous l’importante
somme demandée. Mais il réagit simplement en tendant deux liasses épaisses de
billets, et c’est elle qui est abasourdie. Il en profite pour récupérer son
achat et s’éloigner. Il est à peine sorti qu’il jette les boîtes au sol et se
met à les piétiner sauvagement. Elle pousse un cri et se
précipite.
« Mais vous êtes fou ! » S’exclame-t-elle en
tentant de rassembler les débris des boîtes.
Elle a les larmes aux yeux – les
Gélules sont si complètes de nos jours.
« Peut-être. » Lui concède-t-il.
« Ces Gélules valent une fortune. » Se
lamenta-t-elle. « Elles feraient le bonheur de nombreuses
personnes. »
Elles feraient son bonheur, surtout, à elle qui se battait
tellement pour les si longues et si chères Gélules Extra.
« Erreur » Répond-il doucement. « Elles sont
seulement la cause de tous nos malheurs. »
« De vos malheurs ? » Explose-t-elle, au bord
de l’hystérie. « Mais vous possédez un accès illimité aux Gélules !
Vous n’êtes en rien concerné par le régime des bas quartiers ! »
Il a un petit rire amer.
« Que croyez vous ? » Demande-t-il. « Que
mon père et moi avons besoin des Gélules. »
Le père du fils était le Gouverneur Universel, en plus du
propriétaire d’Eden. Elle ne comprend pas où il veut en venir, et cela l’a
calmée.
« Erreur, erreur. » Répète-t-il, comme si le mot
l’amusait. « Vous ne croyez quand même pas qu’il se serait infligé cela à
lui-même ? Et plus encore, à moi, son fils chéri, son fils
adulé ? »
Il rejette la tête en arrière et ferme les
yeux.
« Non… Non. » Répète-t-il plus fermement. « Je
ne suis pas comme vous. Il n’est pas comme vous. »
Elle le regarde avec effarement. Il est fou, il n’y a pas de
doute.
« Notre famille est la seule à posséder cette partie
spécifique du cerveau. »
Il toque contre sa tempe, pour montrer l’endroit où se situe
l’organe de la connaissance.
« Mais il y a trop d’implications politiques dans cette
affaire à expliquer comment cela en est arrivée à ce
point. »
Elle le fixe et elle écoute. Elle ne comprend
pas.
« Mais ne vous y trompez pas. Ma Famille n’est pas une
forme évoluée d’humanité, non. »
Elle ne comprend plus.
« C’est nous qui vous avons obligé à
régresser. »
Elle le dit.
« Il n’y a rien à comprendre. » Lui répond-il.
« Contentez vous de haïr. »
Il a de nouveau ce petit rire amer.
« C’est fou comme la culpabilité est le Sentiment le
plus dévorant. »
Elle fronce les sourcils.
« Je sais, vous ne comprenez pas. » Dit-il avec un
léger mouvement de la main. « Vous ne connaissez pas la culpabilité, on a
estimé qu’il ne vous était pas nécessaire de la connaître. Eviter tout
stress. »
« Mais comment ? » Demande-t-elle
enfin.
Elle comprend en posant la question que c’est la seule qui
ait vraiment un sens.
« Comment ? Oui c’est intéressant de savoir
comment. Qui et pourquoi n’ont pas de sens, non. C’est comment qui est
important. »
Il rit sans joie mais reprend rapidement son
sérieux.
« En vous amputant de votre cerveau à la naissance, bien
entendu. En mettant à la place une puce électronique qui vous empêche de
ressentir sans l’aide des Gélules. Pour mieux pouvoir vous
contrôler. »
Elle sent l’effroi l’envahir. Elle a étudié le corps humain,
elle sait ce qu’il y a à l’intérieur.
« Vous voulez dire que je ne suis pas
humaine ? » Demande-t-elle, la voix remplie de terreur.
Il la regarde paisiblement.
« Est-ce vraiment une question à
poser ? »
Mwahahahahahahaha…
Je suis méchante
^^